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l'incandescence du baiser



Theus adoré,

Tu n’as pas répondu à ma dernière lettre. Pourtant je ne me sens pas abandonnée. Je sais que tu penses à moi, que tu m’envoies un baiser invisible le matin quand tu passes devant ma photo, la toute petite que tu as affichée dans ton hall d’entrée. Je porte un chandail trop grand. J’ai 20 ans et je souris de toutes mes dents. Mes cheveux sont ébouriffés. C’était un jour de grand vent sur le Passeig de Gràcia, nous attendions un bus qui n’arrivait pas.

Je n’ai pas de photo de toi dans mon appartement, mais je t’embrasse sur la joue chaque fois que ton souvenir me frôle.

As-tu retrouvé l’ivresse du baiser amoureux, sa tendresse animale? La douceur des langues spongieuses et les petits coups de dents. Le goût de la salive de l’autre. La meurtrissure aux commissures des lèvres.

Les premiers baisers, leur folie ravageuse qui étourdit, des petits carrés de peaux qui se cherchent à tâtons et s'aimantent. L'adolescence retrouvée. La première effusion des bouches présage l'avenir, c'est une Pythie de Delphes murmurant si les univers seront compatibles. Si on se reverra. Si les intentions sulfureuses sont simple afflux de sang, élan fougueux des épidermes, ou plongent plus loin dans une mangrove aux connivences profondes. Dans le baiser, il y a tant de mots tus, qui se faufilent entre les dents, sous le palais. Tandis que les lèvres se pressent et tatouent leurs sillons à l’encre sympathique, la vérité est là, blottie dans la caverne des muqueuses. Plus de faux semblants.


Soudain le souvenir du baiser de Gorbatchev et Honecker me percute, y avait-il autant de ferveur et de vérité, dans le bouche-à-bouche de ces deux-là? Difficile à dire, pourtant c'est toute une charge sensuelle et fraternelle que cette étreinte historique souffle dans notre imaginaire.

Je reregarde, pour la 159ème fois, la scène du tango dans Happy Together. Et je me reredis : quelle magie, le baiser. Qui déchire le rideau des grisailles, perce une brèche. Il est insoutenable d’assister à ce baiser dans la rue, attraper d'un coup d'oeil à travers la vitre du bus des lèvres qui se pressent sauvagement, quand on n'a personne à embrasser à pleine bouche. C'est parfois si douloureux: pourquoi n'y ai-je pas droit, moi? Puis un jour on est prêt, et le vrai baiser revient. Pas forcément comme on l'avait imaginé, mais on le reconnaît, c'est juste qu'on a fait du ménage dans son cœur, qu'on est prêt pour le baiser enflammé. Celui qui porte en germe de petites merveilles.

Ce matin, j'écoute la radio et une autre incandescence m'effleure, celle d'Irina Slavina, qui s'est immolée par le feu, torche vivante, épuisée par le harcèlement du gouvernement russe dans ses activités de journalisme. Elle laisse sur Terre, dans la Russie de Poutine, un mari et des enfants. Je lui envoie un baiser invisible et sans chair ni langue, dans l'éther où elle flotte à présent.


Ada









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